• E) AUTRES PLANTES RECOLTEES EN BEARN AU XVIIIe SIECLE

    AUTRES PLANTES  RECOLTEES EN BEARN AU XVIIIe SIECLE

     

     

    1)      1)  Les céréales

     

         La plupart des céréales que nous allons aborder dans ce paragraphe correspondent à ce que l’on nomme des « céréales panifiables », outre le maïs abordé précédemment.

     

    La farine constitue la base de l’alimentation vu que le pain est un des principaux aliments des gens. En effet, le pain, il faut le rappeler, est consommé soit sous forme de pain - que l’on peut tremper dans la soupe -, de galettes ou de bouillies. Les paysans cultivent les céréales pour leur propre subsistance et de celle de leurs animaux. Le surplus sera vendu, ce qui leur rapportera des revenus afin de payer les taxes, les impôts, les baux et des biens qu’ils ne peuvent pas réaliser eux-mêmes.

     

    a-    Généralités

     

    Jean-Marie Moriceau 1 écrit que les grains servent à mesurer les taxes comme la dîme, les rentes que l’on doit au propriétaire. Ils peuvent aussi être utilisés dans la rétribution du travail accompli en tant qu’ouvriers agricoles ou même dans l’évaluation de douaires et des pensions viagères.  

     

    Or, au XVIIIe siècle, les agriculteurs doivent répondre à trois besoins. D’une part, répondre à la demande de plus en plus importante d’individus du fait de la croissance démographique, d’autre part, alimenter les centres urbains quoique modestes à l’époque, mais qui prennent peu à peu de l’ampleur et, enfin, satisfaire les nouveaux modes de consommation de la part notamment de la bourgeoisie.

     

    Lorsqu’on fait référence au froment, parfois, on inclut le seigle (blat) introduit par les Germains, l’épeautre dont la balle couvre le grain, le méteil qui est un mélange de froment et de seigle. On peut ajouter l’orge (oerdi) qui est une céréale de complément ayant reculé au profit du froment, mais qui est utilisé dans la fabrication du pain au moment des disettes et de la bière, le méteil (carron) et le millet (milh) qui, dans le passé, fut considéré comme l’aliment de base de la population. Mais, à la veille de la Révolution, cette dite plante connaît un rejet puisqu’on considère que le pain obtenu est indigeste et même de nocif, juste bon à lutter contre les disettes. L’avoine, réservée généralement à l’alimentation des animaux, surtout celle des chevaux, peut être consommée en période de disette.

     

    Etienne-François Dralet 2 , agronome, situe les terres à blé et au millet sur l’ensemble de la chaîne pyrénéenne : « sur le bord des rivières, sur les pentes douces qui avoisinent les plaines et sur celles qui s’abaissent vers les deux mers… » Se référant au froment, il écrit qu’il est  : « de très bonne qualité dans les contrées dont il s’agit. Le sac de semence en rend ordinairement cinq à six. Il donne sept à huit… » dans les vallées « où les fourrages d’hiver sont assez abondants pour entretenir de nombreux bestiaux, et où l’on a conséquemment beaucoup de fumier. L’on voit que le système de culture est le même pour les premiers gradins des Pyrénées que dans les bonnes terres des plaines voisines. Quoique nous n’ayons parlé que du blé et du millet, on pense bien que le cultivateur ne néglige pas de se procurer, suivant ses besoins et la qualité du terrain, de l’orge, de l’avoine, du seigle et des pommes de terre. » S’agissant du seigle cultivé dans les Pyrénées, dans les gorges étroites et sur le flanc des monts escarpés… elles sont moins étendues… proportionnellement au nombre des cultivateurs ; elles sont donc travaillées plus fréquemment : c’est ainsi que, malgré l’infériorité de leur qualité, leurs productions seraient très considérables si le laboureur était aussi entendu que laborieux, s’il semait moins, et qu’il se procurât plus de moyens d’engrais… » Ensuite, étudiant le sarrasin appelé « blé noir », il note que l’on le trouve sur les « lopins qui se trouvent dans les intervalles que laissent entre eux les rochers escarpés… celles qui sont exposées au nord, et que l’on appelle ombrées… ». Il écrit que son nom ou celui de « mil des Maures » proviendrait du nom des peuples de l’Afrique qui nous la firent connaître dans le huitième siècle ». Sa qualité réside dans le fait qu’elle s’accommode des terrains les plus légers et les plus froids. Six semaines suffisent pour la semer et la recueillir ; elle rend jusqu’à quarante pour un, lorsque la fleur n’a pas été desséchée par les vents du midi ou gâtée par les gelées. C’est pour l’habitant des montagnes, le plus précieux des grains, et l’on peut assurer qu’il a puissamment contribué à la population de ces contrées.» Analysant le seigle, il mentionne qu’il est semé « sur les terres qui ont produit le foin rouge ou le lin, après leur avoir donné deux façons, dont la première est retardée jusqu’au mois de mai, afin de ménager le pâturage aux bestiaux… »

     

    Toujours dans les Pyrénées, les céréales telles que l’orge, le froment et l’avoine, « sont confiées… au sol qui a produit le maïs ou la pomme de terre, sans autre façon que celle qui est nécessaire pour la semence. Le peu de froment que l’on sème dan les terres dont il s’agit rend à peine trois pour un, dans les terres où le cultivateur inconsidéré l’expose à la rigueur des froids violens ; mais dans les bons terrains, lorsqu’il n’a point été endommagé par les brouillards de la Saint-Jean, il produit jusqu’à sept… » dans les montagnes « où les étables fournissent un fumier abondant. Immédiatement après la récolte des plantes céréales, le cultivateur choisit les meilleurs terrains qui viennent d’en être dépouillés, pour y semer le lin, le foin rouge et le sarrasin, qui, à leur tour, feront place aux semences du printemps ».

     

     Mais voilà, comme le souligne l’historien Marca en 1640, la province ne couvre pas tout à fait la moitié de ses besoins en céréales. L’Intendant Lebret 3  signale que «  les deux tiers de terre de Béarn sont en friche ; il semble même que la plupart de ces friches qui ne portent que de la fougère seraient très propre à porter du grain ; mais les paysans sont persuadés que cette fougère leur est absolument nécessaire pour fumer les terres qu’ils cultivent… ».

     

    Foursans-Bourdette, M.P. 4 mentionne  : « Le millet jusque-là important est en régression, il est encore cultivé dans la plaine de Nay et dans la vallée du gave d’Oloron. L’avoine est semée principalement dans la plaine de Nay et sur les coteaux (Vic-Bilh et coteaux de Monein et Gan), mais ne fournit tout de même que le tiers de la consommation courante et on doit en importer habituellement de la Bigorre et de la Chalosse où elle est bien meilleure. Quant au froment, il est cultivé un peu partout, mais les meilleures récoltes en sont dans la vallée du gave de Pau (région de Lacq et Sauveterre et plaine de Nay). Toutefois, même dans les meilleures années, la moitié seulement de la consommation annuelle est couverte par la production locale. »

     

    Quant à l’Intendant Lebret, il écrit que « Les champs de la plaine de Pau, de la vallée de Josbaigt, des plaines de Navarrenx et de Sauveterre ne se reposent jamais ; on les trouve toujours semées, tantôt de froment, tantôt de seigle, d’avoine, de lin, de millet et très souvent de maïs. Ce qui fait juger qu’elles ne paraissent pas grasses, elles sont cependant très fertiles… ». 3

     

    Jean Lassansaa, dans sa monographie sur Billère, mentionne  que « Chaque famille produisit assez de blé pour fabriquer son pain. Longtemps, le millet (milh) avait eu la prépondérance sur tous les autres grains et le pain fabriqué avec cette seule céréale... Au XVIIIe siècle, on sema les graines en lignes, afin que les mauvaises herbes puissent être enlevées pendant la  pousse des céréales.» 5

     

     L’abbé Roubaud précise en janvier 1774  que :« Les grains les plus abondamment cultivés dans ce pays sont le froment, le bled d’Inde et l’orge. On sème peu d’avoine. Il n’y a point presque point de millet... ». 6  

     

         Dans les vallées montagnardes, on pratique une culture intensive avec assolement biennal vu l’étroitesse des espaces. Comme le note Jean-François Soulet « les céréales formaient la base du système agricole. Pendant des siècles, une céréale d’automne : le seigle… et trois céréales de printemps - l’orge (notamment la paumelle), l’avoine et les millets - occupèrent quasiment le terrain. Puis s’ajoutèrent, le sarrazin, dont le cycle végétatif bref et les rendements élevés firent, selon Dralet, le « plus précieux des grains », et, au XVIIIe siècle, le maïs. Ce dernier, gêné par les conditions climatiques, ne progressa que lentement dans les hautes vallées. » 7

     

             b- le seigle

     

       Jean-Marie Moriceau analyse le seigle et le dépeint comme une plante moins exigeante en azote, acide phosphorique et potasse. Elle se développe dans les « arènes granitiques des massifs anciens ou des sols sablonneux des bassins sédimentaires. Céréale hâtive et résistante au froid, il venait assez bien en montagne. Caractéristique qui rejoint celle déjà avancée par l’agronome Dralet que nous verrons plus loin. L’auteur ajoute que le seigle se trouvait aussi dans les plaines fertiles  « car sa longue paille, souple et résistante, servait à faire les liens de « glui » pour engerber la moisson, botteler le foin et échalasser les vignes.

     

    Amoreux Pierre-Joseph écrit, après la moisson, que le seigle est battu lors de l’opération à l’aire. « On couche à plat les gerbes sur l’aire, en les déliant. On les met bout à bout, de manière que les épis des unes reposent sur l’extrémité opposée des autres, ce qui forme un lit en recouvrement, ou en manière de toit. » Le fléau est utilisé pour battre la plante. Comme pour le blé, l’aire doit être exempte de pierres, d’herbes… et de surface plane. Sa superficie est proportionnelle à celle du domaine. Sa situation n’est pas prise au hasard, elle doit être orientée face au vent («à celui du Nord sur-tout »), dans un lieu élevé bien exposé. Si ce n’est pas possible, on procède comme pour le blé en répandant de l’argile… Pour que l’aire s’affermisse d’année en année, il ne faut pas la labourer. Cela dit, les batteurs disposent les gerbes en carré long, « passent & repassent en se succédant & en se rangeant toujours par ordre deux à deux vis-à-vis l’un de l’autre... ils font enfin sortir le grain de la bale & de l’épi sans le blesser… Lorsqu’on a jugé que les épis sont dépouillés, on tourne & retourne la paille longue avec des fourches, on la repasse au fléau, on la secoue encore, en la soulevant avec les fourches & la poussant pied à pied sur une autre place. Le grain a resté sur l’aire, on le nettoie comme on fait pour le blé.»8

     

     

         c- l’épeautre

     

    Quant à l’épeautre, Jean-Marie Moriceau  note qu’il « acceptait des sols plus froids que le froment, donnait une farine presque aussi blanche encore appréciée dans certaines régions. » Il se penche aussi sur le méteil qui permettait d’obtenir un pain de ménage « moins blanc certes (« bis méteil », dans les proportions inverses) mais qui se conservait davantage. »

     

            d- le sarrasin

     

       Le sarrasin était la céréale du pauvre car, selon Jean-Marie Moriceau, était « peu exigeant », « poussait  vite (cent jours) et, pourvu qu’il fût semé tôt - dès le début de mars en climat doux et humide -, il assurait deux récoltes dans l’année après de nouvelles semailles à la fin du mois de juin. »

     

    Dans un article du médecin J.J. Menuret sur la jachère tiré de ses Mémoires d’agriculture, d’économie rurale et domestique publiées par la Société royale d’agriculture de Paris, on peut lire qu’il  recommande le blé-sarrasin comme plante dans l’année de repos mais « même dans les pays où on l’on récolte les grains en Juin ou Juillet, il peut être semé sur le chaume, dès qu’on a coupé & enlevé les épis, il donne à la fin d’Octobre une récolte qui n’est point sans intérêt pour le Cultivateur. » Il mentionne que si la farine obtenue donne un pain nourrissant et lourd et sert dans la confection des potages, son grand mérite consiste à alimenter le bétail (volaille, dindes et cochons) en grains ou en farine.

     

    Autre qualité, sa paille sert à la confection du fumier surtout si « on l’enterre la plante dans le tems de la floraison… »  9

     

    Denis D’Alband 10 regrettait que le sarrasin souffre en Béarn d’une « production trop peu connue ici… » en ce qui concerne l’alimentation animale. Son constat est réalisé aux lendemains de l’épizootie de 1774.  

     

            e- le millet

     

    Enfin, au sujet du millet « important dans le Sud-Ouest (Landes et Gascogne), Jean-Marie Moriceau écrit qu’il « était consommé en galettes ou en bouillies assez amères ».

     

            f- l’avoine

     

    Vis-à-vis de cette plante, voici ce qu’un agronome écrivait,   l’abbé Rozier 11 : « Chaque pays a ses usages, & la culture varie du plus au moins d’une province à l’autre. La nature du sol contribue pour quelque chose, & la coutume décide  plus souverainement, que la valeur du terrain. Dans certains cantons, on destine les terrains maigres aux avoines ; dans d’autres, ce sont les terres fortes, & dans quelques uns  où l’on alterne,… l’avoine est semée dans les bons fonds. » Il conseille, dans un premier temps, après l’hiver « un léger labour avec la charrue à versoir, afin d’enterrer les herbes  » et non pas l’utilisation de l’écobuage. Selon lui, cette dernière équivaut la dépense de deux ou trois labourages, mais qu’il est « démontré que la récolte sera au moins du double  plus forte. » Il continue dans sa démonstration au sujet du labourage à préconiser pour l’année suivante de procéder à un labour plus profond car ainsi « les racines des plantes auront pénétré plus profondément dans la terre ; de sorte qu’au moment de semer, ce terrain auparavant si maigre, si dépouillé de principes, équivaudra à un terrain léger & bien amendé. » Au lieu de pratiquer le brûlis - « on ne rend à la terre qu’une partie de la portion saline & terreuse » -, il serait plus profitable d’enfouir le chaume lors du labourage puisque la partie saline est préservée et ceci aussitôt après avoir « passé fleur, afin de multiplier le terreau ou terre végétale ».  

     

    La jachère, selon l’auteur, est bénéfique parce qu'elle permet à la terre de « recouvrer les sucs qu’elle a perdus pour substanter… » mais le fait d’enterrer les plantes est tout aussi profitable puisque ces dernières « pourrissent & fermentent dans son sein. » Par contre, il déconseille l’usage de l’alternance notamment avec le blé car les deux peuvent épuiser les « sucs de la superficie » et laisser « intacts ceux de la couche inférieure. » A la lecture de son article, il s’avère que l’auteur est opposé à la plantation de l’avoine, vu qu’elle « effrite trop la terre » et qu’il est dommageable de sacrifier des terres à froment pour leur culture. » Selon lui, il vaut mieux « Une récolte passable de froment, & même de seigle… » à la plus « superbe récolte d’avoine ».

     

    Au sujet de la moisson, il conseille au moment : « avant sa maturité complète » de couper l’avoine avant qu’elle soit bien mûre afin d’éviter qu’elle s’égrène. «  A sa maturité complète », il faut attendre que la feuille soit bien fanée et que la tige soit d’une couleur jaune doré pour la couper.  A ce moment-là, il est indispensable de faire appel à de nombreux moissonneurs pour ne pas de perdre du temps et être sujet à un orage, une grêle ou une pluie trop importante qui seraient préjudiciables. Lors de ladite moisson, l’usage de la faux est pointé comme néfaste puisqu’elle égrène les graines. Il préconise d’utiliser la faucille, vu que le moissonneur « en décrivant un cercle… il coupe ces tiges, sans contre-coup & sans secousse, & le grain reste renfermé dans sa balle. » Mais l’auteur déplore que cela se pratique en coupant trop l’avoine trop verte, ce qui est mauvais puisque, couchée sur le sol, elle se gorge d’eau lors de la rosée, entraînant des complications au bétail par la suite. Cette plante, si elle est donnée à la volaille ou aux cochons rend en ce qui concerne celui-ci « un lard doux, & d’un goût excellent… ». Pour ce qui est des vaches et des brebis, le lait est plus abondant et plus gras. Quant à l’homme, le pain obtenu à partir de l’avoine est très compact, noir foncé et amer. Pour finir, l’auteur achève de démontrer les vertus médicinales de la plante, elle calmerait la toux, la colique néphrétique due à des graviers l’asthme convulsif et tempèrerait la soif…

     J.J. Menuret écrit que l’avoine et l’orge peuvent être semées dans les « jachères » au mois de mars « comme les plantes légumineuses » mais il ajoute qu’elles « nourrissent moins la terre qu’elles, soit que leurs racines ou leur manière de végéter soient trop analogues à celle du blé, soit qu’en s’élevant elles entretiennent moins d’humidité à la surface de la terre, ou laissent échapper moins de  feuilles , d’insectes, &c. » 12 Il écrit encore que les grains d’avoine et d’orge semés avant l’hiver « forment dans cette saison un bon pâturage, donnent du fourrage au Printems, & peuvent, comme les autres prairies artificielles, être ensuite reversés dans la terre ; alors ils y portent un véritable engrais. Il est très-ordinaire de mêler dans cet objet de l’orge & de l’avoine à la vesce ; ils servent de soutien à cette plante, qui, de son côté entretient plus d’humidité ; leur végétation se favorise mutuellement. »

     

       2) Les Plantes nouvelles et artificielles

     

    Les plantes nouvelles les plus significatives sont le maïs et la pomme de terre. Cette dernière a été introduite en France plus timidement que la première. Ce qui est, a priori, incompréhensible vu qu’elle a la capacité d’alimenter cinq fois plus de gens sur une même superficie que le froment. F. Bayard et P. Guignet affirment que cette « répugnance persistante des Français pour ce type de consommation est à tout prendre le signe d’une certaine abondance alimentaire de l’ancienne France. » Cette attitude française est à comparer avec celle des flamands des Pays-Bas autrichiens où le tubercule a remplacé à 40 %  la consommation céréalière.

     

            a- La pomme de terre

     

    Cette plante est originaire d’Amérique du Sud, plus exactement de la Cordillère des Andes (lac Titicaca) où elle pousse à l’état sauvage depuis environ 8 000 ans à l’époque néolithique. Les Incas l’appellent « papa » et la domestiquent, pense-t-on dès le XIIIe siècle. Elle est, avec le maïs, un des principaux aliments de base. Elle est découverte par les Européens par l’intermédiaire du conquistador espagnol Pedro Cieza de Leon lors de sa participation de la conquête du Pérou entre 1536 et 1551. Il fait référence à la plante dans ses « Cronicas del Peru , nuevamentes escrita ». Des historiens dateraient l’événement de 1534. C’est la première « vague », la « patata »  se répand en Espagne (d’abord dans les îles Canaries), en Italie, dans les Etats pontificaux et en France méridionale au XVIe siècle. Elle correspond à une variété où la couleur rouge domine. On mentionne qu’elle aurait été plantée vers 1540. Ce serait l’Anglais Sir Walter Raleigh qui l’aurait apportée en Angleterre au milieu du XVIe siècle sous le règne d’Elisabeth I - ce qui correspondrait à une seconde « vague » et à une variété de couleur jaune - et delà aurait gagné l’Amérique du Nord.  Antoine Parmentier, lui, écrit que c’est  l’Anglais Sir Walter Raleigh qui l’a fait connaître en Amérique du Nord (Virginie). Enfin, d’autres historiens avancent l’hypothèse que les Anglais l’auraient introduite en Angleterre à la suite de leur lutte contre les Espagnols en Colombie en 1586.

     

    La plante n’intéresse que les botanistes et les pharmaciens qui, peut-on lire dans le Mourre, lui attribuent des pouvoirs aphrodisiaques et antirhumatismaux. En 1588, le roi d’Espagne Philippe II qui a reçu quelques plantes en fera parvenir au pape Sixte V qui souffrait de la goutte. Elle se répand de façon importante en Irlande au XVIIe siècle et en Angleterre, gagne la Flandre, l’Allemagne où elle est remarquée par les soldats français lors de la guerre de Sept Ans.

     

    Jean-Marc Moriceau 13 signale que cette plante resta en France, comme le maïs, une culture secondaire. Elle est d’abord cultivée dans les jardins. La pomme de terre se répand probablement en France « suivant deux axes… : le premier, plus ancien, d’ouest en est à travers le nord de la Flandre et le Brabant ; le second, du sud au nord, originaire des Vosges, touchant à la fin du XVIIe siècle l’Alsace et la Lorraine puis le Namurois (1740) et le sud des Pays-Bas autrichiens. » Il continue à préciser qu’elle s’est implantée de manière importante en dehors des régions où ses concurrents  - le maïs, le sarrasin et la châtaigne - existaient.  Aliment de substitution, elle « fut bien accueillie dans les pays pauvres et les montagnes pour répondre à la croissance démographique et remédier aux crises… » Il rajoute que les agronomes du XVIIIe siècle ne s’intéressèrent à elle vraiment que durant la seconde moitié du siècle.

     

    La pomme de terre a été décriée pour plusieurs raisons. Vu qu’elle pousse dans la terre, elle est désignée comme une racine et, de ce fait, méprisée par les élites, car trop éloignée de Dieu. En effet, dès le Moyen Age, on a établi une hiérarchie des valeurs appelée « la grande chaîne de l’être » dans laquelle les aliments sont distingués par leur position, du haut vers le bas (feu, air, eau, terre). On pense notamment qu’elle répand la lèpre, qu’elle est responsable d’indigestion pour l’homme ; en ce qui concerne sa culture, elle aurait des effets nocifs sur la terre puisqu’elle l’appauvrirait.

     

    Olivier de Serres l’aurait fait connaître en France du Sud (il écrit le « Théâtre d’agriculture et mesnage des champs » en 1600 et la cultive dans sa ferme modèle de son domaine du Pradel) et Charles de Lescluze dans l’Est au commencement du XVIe siècle. Des historiens mentionnent que l’introduction de la pomme de terre en France serait le fait d’un moine franciscain nommé Pierre Somas qui l’aurait connu en Espagne. Il l’aurait cultivé dans ses jardins à Saint-Alban-d’Ay, commune de l’Ardèche (plus exactement au hameau de Bécuze) dont il est originaire, ceci vers 1540. A l’époque elle était nommée « truffole », mot francisé du patois « la trifolà ».14 

     

    Le jeune roi Louis XIII a l’occasion d’en manger en 1613, mais il ne l’apprécie pas. La majorité des gens la dédaigne, on la donne à consommer aux animaux notamment les porcs ou on l’utilise comme plante ornementale. On lui reproche ne pas être panifiable, ceci est dû au manque du gluten. 

     

    Le contrôleur général des finances et physiocrate Turgot a bien cherché dans les provinces d’ Anjou et du Limousin, en 1740,  de la répandre, mais en vain. Des médecins, outre le fait qu’ils prévenaient à tort qu’elle pouvait engendrer la lèpre, mais aussi des fièvres. De plus, son goût n’était pas des plus appétissants, on la trouvait amère. 

     

    La plante est analysée en 1596 par le naturaliste suisse Gaspard Bauhin dans son livre intitulé : « Pinax theatri botanici »  

     

    Son nom de pomme de terre aurait été donné par Henri-Louis Duhamel du Monceau, agronome de la Nouvelle-France.

     

    Antoine Parmentier peut reconnaître ses qualités lors de sa captivité en Prusse, en Westphalie lors de l’expédition de Hanovre en 1757 - durant la guerre de Sept Ans (1756-1763) -  en tant qu’apothicaire  des armées puisqu’elle est donnée à manger par les geôliers. Il la consomme pendant deux semaines sous forme de bouillies. Il découvre ses vertus nutritionnelles.  Duhamel de Monceau, en 1762, conseille également son alimentation, ce qui aura comme effet positif l’éloignement de la famine dans l’Est de la France en 1770. Dans le Mourre, on peut lire que l’Académie de Besançon honora les études entreprises par Parmentier. Le sujet proposé est :  "Quels sont les végétaux qui pourraient être substitués en cas de disette à ceux que l'on emploie communément et quelle en devrait être la préparation ?" Parmentier démontra alors les vertus du féculent,  son potentiel à lutter contre la disette et sa substitution au blé dans la confection de pain, ceci en 1772. Il faut rappeler le contexte, la France venait de subir des disettes en 1769 et 1770. Il démontra par ailleurs qu’il était possible d’extraire de l’amidon capable de nourrir à partir de plantes et de racines (davantage que le gluten). La même année la faculté de médecine de Paris décrète que la plante est sans danger, ce qui contredit l’arrêt du Parlement de Paris qui avait décidé, en 1748, son interdiction dans la France du Nord. Parmentier tente de prouver que la pomme de terre n’est pas dangereuse à travers son « Examen chimique » paru en 1778 et de plus qu’elle a la capacité de bonifier les terrains jugés incultes. Notamment, pour prouver concrètement ses dires, il la cultive sur un terrain loué à des religieuses, les sœurs de la Charité administratrices de l’hôpital, près des Invalides. Il organise des dîners auxquelles assistent de grandes personnalités comme le chimiste Antoine Lavoisier et l’Américain Benjamin Franklin. Il leur fait déguster diverses préparations.

     

    Le philosophe Voltaire écrira le 1er avril 1775 que la plante peut être  transformée en un « pain très savoureux ».15   

     

    Parmentier, soucieux de son extension, propose au roi Louis XVI en mai 1786 l’autorisation de planter le tubercule dans la plaine des Sablons, au village de Neuilly près de Paris. L’année précédente, la France a connu une sécheresse catastrophique.  Si ce n’est pas lui qui a introduit la plante en France, il a pourtant contribué fortement à la faire connaître aux Français, à la faire cultiver et à la manger.

     

     En 1786, le terrain militaire apparaît inculte et sec, de plus il n’est pas question d’utiliser de l’engrais et la plantation se fera avec un décalage de six semaines par rapport au calendrier agricole. Action intéressante pour les paysans vu qu’il pourrait leur permettre de mieux organiser les temps de semailles qui s’effectuent généralement à la fin du mois de février et lors du mois de mars 16. L’opération se réalisera sur un total de 23 ha. La légende veut que son souhait était de donner l’illusion que la culture opérée était un produit rare et onéreux destiné à la table du roi et de l’aristocratie. De ce fait, il l’aurait fait surveiller durant la journée par des soldats, mais non pas la nuit, ce qui aurait incité les paysans alentour à piller les plants. Le stratagème aurait réussi, car les paysans planteront des pommes de terre par la suite. En réalité, s’il y a bien eu vol, cet acte ne plaisait pas à Parmentier qui avait besoin d’observer ces plants en vue de son étude scientifique. De plus, la présence des soldats militaires était normale vu le statut du terrain considéré comme un terrain militaire. Il se serait d’ailleurs exclamé : « cupides rapines ». Un an plus tard, le 24 août 1787, à la veille de la fête de Saint Louis, le terrain est parsemé de fleurs, Parmentier en fait un bouquet qu’il amène à Versailles et le donne au roi lors de sa promenade dans les jardins. Louis XVI en accroche une à sa boutonnière et en pique une autre dans la perruque de Marie-Antoinette. Alors que les courtisans se moquaient de lui, il aurait dit au roi : « Si le dixième du territoire de la France est planté de pommes de terre, voilà du pain tout fait ».  Puis, il lui aurait ajouté : « La France vous remerciera un jour d’avoir inventé le pain des pauvres. ». Le roi est venu assister à la récolte. L’agronome réitère l’expérience dans la plaine du village de  Grenelle sur une surface de 7 ha. Le 21 octobre 1787, il convie Louis XVI et Marie-Antoinette à un repas aux Invalides - il occupe le poste d’apothicaire des Invalides depuis 1766 - constitué essentiellement de plats à base de pomme de terre, près de vingt. C’est un succès, les a priori tombent.

     

     Plus tard, en 1789, il rédige un "traité sur la culture et les usages des pommes de terre, de la patate, et du topinambour" afin de démontrer aux Français que ce n’est pas seulement une alimentation pour les aliments, mais qu’elle peut nourrir l’homme, selon plusieurs manières.

     

    En ce qui concerne sa culture, il ne tarit pas assez d’éloges pour elle. Elle « se plaît à tous les climats ; la plupart des terrains & des expositions lui conviennent ; elle ne craint ni la grêle, ni la coulure, ni les autres accidents qui anéantissent en un clin d’œil le produit de nos moissons ; enfin, c’est bien de toutes les productions des deux Indes, celle dont  l’Europe doit bénir l’acquisition, puisqu’elle n’a coûté ni crimes ni larmes à l’humanité. » 17 Il regrette que de tristes familles paysannes ne la plantent pas vu qu’elle écarterait toute crise de subsistance sur leurs terrains couverts de landes et de bruyères. Ils pourraient accorder autant de « considération » pour elle qu’ils en ont pour les semences légumineuses & autres plantes potagères. » Il rappelle d’autres avantages qu’elle procure, l’aisance qu’elle procure dans sa consommation : «… ils peuvent aller dans leurs champs déterrer ces racines à onze heures, & avoir à midi une nourriture comparable au pain… ». Il est conscient qu’il faudra du temps pour que les agriculteurs renoncent à leurs « préjugés », à la « routine qu’ils ont héritée de leurs pères, & qu’ils transmettent à leurs enfans… ». Il compte sur l’exemple, les conseils et les exhortations. Les seigneurs et les curés sont d’après lui, ceux qui sollicitent son aide pour parvenir aux mêmes buts. Il écrit un mémoire aux Etats de Bretagne en vantant la plante.

     

    Dans son traité, il cite, comme les agronomes qu’ils suivront dans cette étude, les observations faites, les descriptions des différentes variétés, les qualités, mais aussi les maladies qui peuvent l’affecter comme le « Pivre », nom donné en Flandre, qui a la particularité de rendre les feuilles « repliées sur elles-mêmes, bouclées, maigres & voisines de la tige, marquées de points jaunâtres… » 18, l’attaque d’animaux comme le ver blanc…

     

    Au sujet de la plantation, il suggère une période qui s’échelonne du début du mois d’avril jusqu’à la fin du mois de mai. Puis, il propose plusieurs méthodes. La première consiste d’abord à herser, puis à pratiquer une raie bien droite, deux paysans suivent, l’un jetant du fumier et l’autre des pommes de terre « du côté où marche la charrue », puis on trace deux raies auxquelles on ne met rien, à la troisième on recommence comme précédemment. Les plantes doivent être séparées entre elles par une distance d’ un pied et demi. 19 Lors de la seconde, le fumier est répandu uniformément avant de planter la pomme de terre. Enfin, la troisième correspond d’abord à un labourage, à un hersage et à un creusement de nombreux rangs de trous d’un pied de profondeur et de deux de largeur, l’écartement des trous est d’environ trois pieds. Chaque trou est rempli de fumier que l’on foulera et dans lequel on met une pomme de terre que l’on recouvrira de terre ensuite.  La quatrième se pratique avec deux individus creusant, l’un avec une bêche et l’autre avec une houe des tranchées de cinq à six pouces de profondeur et de largeur. Ceci tandis que deux autres ouvriers jettent la plante à une distance d’un pied et demi et l’autre du fumier par-dessus. Il cite une dernière consistant à « renverser, à l’aide de la charrue, trois raies l’une sur l’ autre en forme de sillons, ce qui élève le  terrain, & fait des ados d’ environ  trois pieds de large ; le fonds de chaque sillon est fumé & ensuite labouré à la bêche… », à l’intérieur du trou, on remplit de fumier que l’on met la plante à l’aide de la houe ceci à un pied de distance, les rangs étant séparés de trois pieds et chaque plante d’un pied. Après avoir décrit ces méthodes, il ajoute que l’on peut se cantonner à deux principales. Celle qui est la plus praticable est celle où on plante après le passage de la charrue et à la recouvrir en faisant le sillon suivant, celle qui suit est la culture à bras où on « pratique en échiquier, en quinconce, par rangées droites, dans des trous, des rigoles… ». 20  La récolte s’effectue dès le commencement du mois de juillet jusqu’au mois de novembre. Cette opération se tient lorsque les feuilles jaunissent et flétrissent naturellement, ce qui se produit généralement au cours de la fin du mois de septembre et du début d’octobre. On pourrait alors dans ce cas laisser les ovins brouter le feuillage auparavant. La récolte peut se pratiquer soit à bras d’hommes ou à l’aide d’une charrue vu qu’elle « déchausse promptement les racines, & met en rigoles ou raies ce qui étoit en sillons , en jetant dehors les pommes de terre, qu’on détache des filets fibreux qui les attachent ensemble, pour les mettre dans des paniers. » 21  Cette opération peut se réaliser avec des enfants vu que ces derniers n’ont pas besoin de se pencher, se baisser. En ce qui concerne la récolte à bras d’hommes, lorsqu’elle est faite sur des terrains légers il suffit de tirer les tiges à soi pour arracher les racines et les tiges ensemble. Par contre, lorsque la terre est « forte » il est nécessaire d’utiliser un instrument, la charrue, sinon il reste la bêche, la houe, mais elles ont l’inconvénient « d’entamer les pommes de terre ».

     

    La plante a le mérite de supporter une double récolte si l’on prend soin de laisser les espaces nécessaires, par exemple, au pied de châtaigniers , de vignes,  de maïs …Il rajoute que la pomme de terre a la particularité de préparer la terre pour d’autres végétaux comme par exemple le froment, l’orge ,le chanvre… vu qu’elle nettoie notamment le terrain des mauvaises herbes. Donc, sa culture n’est guère « préjudiciable à celle des blés ».  22 Il cite des individus qui ont expérimenté des méthodes, qui ont écrit des ouvrages d’agronomie comme des dénommés Chancey , Duhamel…

     

    Remarque altruiste, il conseille les grands propriétaires, les paysans « humains » de « permettre aux indigens du voisinage de planter un rang de pomme de terre au bout de leurs sillons, le long des chemins, des haies, & de tout autre objet qui termine les champs ensemencés… ». 23

     

       J.J.  Menuret 1décrit cette plante comme un « végétal admirable qui contient abondamment du corps muqueux très doux & très-développé , susceptible des assaisonnements les plus recherchés & des préparations les plus simples, propre à être transformé en mêts délicats & variés  pour la table des riches & à fournir une nourriture facile & simple à tous les ordres des Citoyens… ». Elle est intéressante comme « jachère » car elle peut être ensemencée, cultivée et recueillie durant l’année de repos. De plus, cette opération peut être réalisée « sans perdre une seule année, dans l’intervalle qui s’écoule entre la coupe des blés & les semailles, & c’est ce qui a lieu dans nos contrées méridionales ; dans les pays plus froids & plus humides, cette culture renvoyée au Printems ne laisse pas très-profitable. Lorsque le terrain est maigre, il faut y ajouter un peu de fumier… ». Il continue à vanter la pomme de terre en écrivant qu’elle lui «procuré beaucoup d’avantages ; les pommes-de-terre ont abondamment fourni aux usages économiques & à la table des maîtres , des grangers, des domestiques, à la nourriture des volailles, des dindes, des cochons ; il y en a eu pour distribuer aux indigens, pour vendre , &c. » 24  

     

    M . de la Bergerie de Bleneau 25, dans ses « Observations sur la Culture et l’Emploi des Pommes de terres » de janvier 1787, constate que tout le monde, hommes qui soient riches ou pauvres et animaux, louent les bienfaits de cette plante. Ce résultat serait dû notamment à M. Parmentier et aux instructions opérées par la Société royale d’agriculture de Paris et par l’Intendance. Il cherche à démontrer que la pomme de terre peut se planter sur n’importe quelle terre, qu’elle soit sablonneuse ou qu’elle soit exposée au soleil et composée de cailloux et de pierres. La pomme de terre est associée à de la vigne qu’il a plantée au mois de mars. Il a fait mettre dans le trou creusé par un ouvrier du terreau, puis deux plants de vigne, en faisant attention de remplir ledit trou qu’aux deux tiers et en espaçant les différents trous de deux pieds et demi ; les rangs sont distants les uns des autres de quatre pieds et demi. Ces critères sont choisis pour utiliser les bienfaits de l’ensoleillement, optimiser le plus possible « la nourriture pour le pied »  et « tirer parti du terrain  qui est entre les ceps, & qui peut,  en quelque sorte, dédommager des frais coûteux de façon de Vigne ». Ensuite, l’auteur a fait planter dans l’espace « intermédiaire des rangs de Vigne… alternativement des Pommes de terres & du Maïs, & des Haricots au-dessus des ceps de vigne ». Ce procédé lui donne pleine satisfaction puisqu’il ajoute : « mes végétaux m’ont donné une récolte abondante... » et l’explique par ces commentaires : « la Vigne s’est bien trouvée de l’ombrage du Haricot, la Pomme de terre de celui du Maïs, & de ce dernier des nombreux Pêchers plantés çà et là… ». Enfin, il termine par démontrer que de donner de la pomme de terre à manger à des bœufs a été dans l’ensemble probant.

     

    L’abbé Rozier consacre vingt-quatre pages dans le cours complet d’agriculture théorique, pratique, économique, et de médecine rurale et vétérinaire 26, il précise que les avantages de la plante sont multiples, « elle ne craint ni la grêle, ni la coulure, ni les autres accidens qui anéantissent en un clin d’œil le produit de nos moissons… étant en l’état de mieux alimenter les cultivateurs & leurs bestiaux pendant la saison la plus morte de l’année… que la race humaine pourra elle-même s’augmenter, puisqu’il est démontré par un grand nombre d’observations que cette plante est favorable à la population… » La plante assure, en Irlande, d’après l’auteur, des bienfaits pour les très jeunes enfants en les préservant de maladies et en leur procurant une plus grande robustesse. Il recommande aux paysans de la planter dans des jardins ou des vergers pour qu’ils soient sûrs d’être assurés d’une subsistance assurée et leur éviterait la disette. Au niveau du terrain, il n’y a pas « de terrains assez arides, assez ingrats, qui, avec du travail, ne puissent convenir à cette culture… Combien de landes où de bruyères,  autour desquelles végètent de tristement plusieurs familles, seroient en état de procurer la subsistance, le superflu même, à beaucoup de nos concitoyens… » En effet, donnant une sorte de « pain tout fait »,  les pommes de terre… cuites dans l’eau ou sous les cendres, & assaisonnées avec quelques grains de sel, elles peuvent, sans autre apprêt, nourrir à peu de frais le pauvre pendant l’hiver… ». Si la plante ne craint pas trop les aléas (si c’est le cas, la saison suivante, elle rebondira), il rappelle qu’il est nécessaire pourtant d’enlever les mauvaises herbes qui pourraient «… l’affamer & de lui porter une tige haute & effilée qui ne donne que de petits tubercules. » , d’où la nécessité de sarcler. Bien sûr, comme toutes les plantes, elle subit l’attaque de maladies comme la rouille qui touche également le blé et d’animaux (taupes, mulots, vers blancs…).

     

    D’après lui, sa plantation doit s’effectuer lors d’une période qui débute au 15 mars jusqu’à la fin du mois d’avril et « même plus tard dans les provinces méridionales ».  Il note qu’il existe plusieurs méthodes selon la nature du sol et l’étendue du terrain. Par exemple, une consiste à tracer le sillon avec la charrue tandis que deux individus, en arrière, y introduisent du fumier et la pomme de terre. Puis, on réalise « deux autres raies dans lesquelles on ne met rien, ce n’est qu’à la troisième qu’on recommence à fumer & à semer, & ainsi de suite jusques la fin, en sorte qu’il y ait toujours deux raies vides… ». Autre méthode qui consiste d’abord à labourer la terre, de la herser afin de l’ameublir et de procéder à la réalisation de nombreux rangs de trous « d’un pied de profondeur sur deux de largeur, éloignés les uns des autres de trois pieds environ, on remplit ce trou de fumier qu’on foule exactement, & sur lequel on place une pomme de terre ou un quartier, qu’on recouvre ensuite avec une partie de la terre qu’on en a retirée… », mais l’auteur prévient qu’elle utilise beaucoup d’engrais et, par conséquent, elle est davantage préconisée aux alentours des villes importantes. Des cinq méthodes développées, il insiste sur la nécessité de laisser une distance suffisante entre les pieds, de mettre la semence à cinq ou six pouces de profondeur. Ensuite, il est important de sarcler et butter jusqu’à la récolte qui aura lieu dès le  mois de juillet jusqu’au mois de novembre. Le choix se fera d’après le climat et le terrain. L’intérêt de la plante réside aussi dans la possibilité de la diviser pour ainsi la multiplier. La sève est si importante que souvent il se forme le long des tiges aux aisselles  des feuilles & aux pédoncules  qui soutiennent les baies. » La récolte s’opère lorsque les feuilles jaunissent et flétrissent, ce qui advient généralement à la fin du mois de septembre et durant le mois d’octobre.  Le travail se fait soit par le biais de la force humaine en l’aide de la houe à deux dents, soit par l’utilisation de la charrue. Les femmes et les enfants « détachent des filets fibreux (de la pomme de terre) qui les attachent ensemble. » 

     

       D’après Jean Lassansaa aucun document écrit ne fait référence à la pomme de terre en Béarn avant 1780. 27

     

    Les Etats de Béarn démontrèrent leur intérêt au tubercule vu qu’ils diffusèrent notamment une brochure pour sa divulgation en 1781 : « Mémoire instructif sur la culture des pommes de terre, ouvrage très propre aux propriétaires de biens et cultivateurs » paru chez l’imprimeur J.P. Vignancourt à Pau. 28  Il est envoyé aux jurats des localités telles Morlaàs, Pau, Oloron, Orthez c’est-à-dire essentiellement des lieux de marché.

     

    Denis d’Alband dans son ouvrage - écrit après l’épizootie de 1774 - remarque que la pomme de terre a des vertus, mais lui reproche la trop grande utilisation d’engrais pour la cultiver et préconise de ne pas trop l’étendre. 10

     

     b-    Le lin

     

         Louis de Cahuzac, dans son   article tiré de l’Encyclopédie de Diderot, écrit à son sujet  : « genre de plante à fleur en œillet ; elle a plusieurs pétales disposées en rond, qui sortent d'un calice composé de plusieurs feuilles, et ressemblant en quelque sorte à un tuyau ; il sort aussi de ce calice un pistil qui devient ensuite un fruit presque rond, terminé pour l'ordinaire en pointes et composé de plusieurs capsules ; elles s'ouvrent du côté du centre du fruit, et elles renferment une semence aplatie presque ovale, plus pointue par un bout que par l'autre. » Quant à l’encyclopédie Wikipidia , on peut y lire : «  espèce de plantes dicotylédones de la famille des Linaceae, originaire d'Eurasie. C'est une plante herbacée annuelle, largement cultivée pour ses fibres textiles et ses graines oléagineuses ». Elle est née dans le Croissant fertile durant la haute  Antiquité. A son sujet, on affirme qu’il est le plus ancien textile au monde puisque sa trace - sous forme de fibre -  remonterait vers l’an 36 000 ans AVJC lors des fouilles entreprises en Géorgie dans la  grotte de Dzudzuanas dans le Caucase en 2009.  Le lin est utilisé en Egypte dans la pratique de la momification et dans l’habillement. Au musée du Louvre, on peut voir une tunique de lin plissé confectionnée en 2033-171O trouvée dans la tombe de Neferrenpet. Les Egyptiens le cultivaient dès 3000 avjc.  En France, elle se développe au XIIIe siècle notamment dans les Flandres, l’Anjou et la Bretagne. Elle se généralise davantage aux XVIIe et  XVIIIe siècles. 300 000 ha de surfaces de lin couvrent la France au XVIIIe siècle, permettant à quatre millions d’ouvriers d’en vivre.

     

    Le lin permet à la fois de confectionner du tissu et de fournir une huile non comestible. Le résidu des grains broyés permet de réaliser des tourteaux de lin. Il peut atteindre une hauteur de 90 à 120 cm et donne des fleurs bleu pâle.  Au moment de sa récolte, si on désire obtenir de l’huile, on le laisse mûrir. 

     

    Le préfet des Basses-Pyrénées Charles Achille de Vanssay, dans son rapport daté de 1811, estime la surface consacrée au lin dans sa circonscription à 5 115  ha. Sa répartition correspond, par ordre décroissant, à 3 270 ha pour Pau, 1 300 ha pour Orthez, 380 ha pour Oloron et, enfin, 165 ha pour Mauléon.

     

    L’abbé Rouhaud écrit que le lin « est un objet considérable de culture et de commerce pour notre Province. Les lieux qui en fournissent en plus grande et de meilleure qualité sont Gand, Lons, Lescar, et presque tous les villages placés sur la ligne jusqu’à Bayonne. On en fait des toiles, des mouchoirs, du linge de table ... ».29 

     

    En Béarn, on le plante soit dans des champs pour satisfaire la demande des tisserands, notamment palois, soit dans des jardins pour le tissage familial. Mais il faut noter également que sa culture alimentait une industrie textile domestique importante vue la durée relativement longue de l’hiver et la possibilité de recourir à des ressources complémentaires lorsque la culture des terres et l’élevage des animaux  devenaient moins contraignants. Les artisans présents dans les villages œuvraient à façon pour ces paysans qui leur vendaient leur surplus. Mais dès le XVIIe siècle, les villes exerçaient peu à peu leur emprise sur ces artisans. Par le biais des « marchands fabricants », ces cités, avec leurs foires et leurs marchés, accaparaient quelque peu les productions rurales. La ville de Nay, par exemple, au XVIIIe siècle, comptait une vingtaine de ces « marchands fabricants ». Pau, pour sa part, détient dans ses murs 600 métiers de toile de lin en 1765, ce qui correspond à un tiers environ de l’ensemble béarnais. 30

     

    La production brute s’élève à 20 000 quintaux. Le Béarn jouissait d’une grande réputation en ce qui concerne le textile. Il suffit de rappeler que ses mouchoirs et ses toiles étaient confectionnés par deux mille métiers en 1782.

     

     La culture du lin ne suffisait pas à fournir la confection au XVIIIe siècle. Le Béarn dut au XVIIIe siècle importer des fils de lin du Bas-Maine.

     

    Mais à la fin du XVIIIe siècle, la production manufacturière ruine la production artisanale. Ce n’est pas la seule cause, l’usage des cotonnades est également responsable, de même que les tendances vestimentaires qui délaissent les tissus dits grossiers. De plus, comme le signale Christian Desplat, les manufactures souffrent d’une main-d’œuvre rare et chère, d’une matière brute devenue insuffisante à la production, provoquant alors son importation de l’étranger. 31 On peut aussi adjoindre un défaut consistant à présenter des dessins souffrant d’un manque de variété.  « A peine trouve-t-on dans la province, six ou huit tisserands capables d’exécuter un dessin qui sorte de la routine ordinaire… ». 32   

     

    La plante bénéficie dans la province de bonnes conditions climatiques. Naturellement pour sa croissance, elle nécessite surtout des régions tempérées et humides. Elle est peu gourmande en eau et elle ne nécessite pas de travaux d’irrigation, les terres peu argileuses sont à privilégier, par conséquent limoneuses.

     

    Le lin peut être semé au printemps (mars-avril) pour parer les gelées, dans ce cas-là il fleurit en juillet et connaît sa pleine maturité en trois mois. Les champs prennent alors une coloration bleu violet. S’il est semé en automne (septembre-octobre), le lin éclot au début du mois de mai.

     

     Le travail du lin s’avère fastidieux.
    Jean Poueilh 33 nous rappelle que l’ « arrachage et bargage » étaient des opérations pratiquées par les femmes et cela « réclamaient une grande force de poignet ». Lorsqu’on arrache les tiges de lin, on les assemble en bottes (massouns) « que l’on dispose en faisceaux posés verticalement sur le sol et alignés le long des règues : elles resteront là sécher pendant un mois environ… Lorsqu’il a suffisamment séché, le lin est battu, dépiqué sur l’aire (degrua), afin d’en détacher les graines mucilagineuses (liolos, carros)… Deux opérations agricoles, le rouissage et le teillage, sont ensuite nécessaires pour rendre le lin propre au tissage. Le rouissage du lin (naia lou lin) a pour objet de dissoudre la matière gommo-résineuse qui unit entre elles les fibres textiles et la tige de la plante ou chènevotte, afin de pouvoir isoler plus aisément les premières de la seconde. Dans ce but, on immerge les bottes de lin, entièrement et pendant un certain temps, dans l’eau courante d’un ruisseau ou dans une pièce d’eau stagnante, un routoir, un bassin à rouir (nài). On l’expose ensuite au soleil sur un pré fauché, et on achève la dessiccation en le passant au four. » Puis vient le teillage qui « consiste à séparer les fibres textiles du lin roui d’avec la partie ligneuse, en broyant les chèvevottes à l’aide de la macque ou broie (bargue, bàrgo, bràgo, brègo, brégou, bargadouiro). Ce brisoir se compose de plusieurs lames de bois, cinq d’ordinaire, assujetties sur une espèce de chassis ; deux de ces lames sont mobiles et forment battoir. Les broyeuses (barguedoures, bregarellos), plaçant de la main gauche le lin sur la surface inférieure de l’instrument, actionnant vivement de la droite la partie mobile (hourrigue, manchein), laquelle, frappant les chèvenottes prises entre ces deux mâchoires, les brise sans toutefois rompre les fibres. Un second teillage, plus minutieux, est effectué avec des sérançoirs ou peignes spéciaux (barguèros, pientis de ferri). Du lin ainsi sérancé (sarrancé), on retire la filasse, l’étoupe, dont sera chargée  l’extrémité de la quenouille (counoulho de lî)… ».

     

    c-    Le mûrier

     

         Les mûriers sont, d’après l’abbé Roubaud, des arbres nouvellement introduits dans le Béarn. Il en existe deux espèces, le noir et le blanc. La première catégorie donne des feuilles plus grandes, plus épaisses et d’un vert plus foncé. Sa croissance est plus lente. C’est la seconde espèce qui est utilisée pour nourrir les vers à soie.

     

    En France, la culture des mûriers se développe notamment lors de la période qui nous intéresse, le XVIIIe siècle, et ceci dès sa première partie.

     

    L’Encyclopédie de Diderot a cherché à inciter les particuliers à planter les mûriers blancs. Voici ce qu’on peut lire dans son article traitant le mûrier : «… il s’en fait une consommation si considérable dans ce royaume, que malgré qu’il y ait déja près de vingt provinces qui sont peuplées de mûriers, & où l’on fait filer quantité de vers à soie, néanmoins il faut tirer de l’étranger pour quatorze ou quinze millions de soies. Et comme la consommation de nos manufactures monte à ce qu’on prétend à environ vingt-cinq millions, il résulte que les soies qui viennent du cru de nos provinces ne vont qu’à neuf ou dix millions. Ces considérations doivent donc engager à multiplier de plus en plus le mûrier blanc. Les particuliers y trouveront un grand profit, & l’état un avantage considérable. C’est donc faire le bien public que d’élever des mûriers. Quoi de plus séduisant ! » 34  En province, des responsables de l’autorité royale cherchèrent eux aussi à le développer, on cite communément l’Intendant Joly de Fleury en Bourgogne.

     

     D’après lui, ce sont les négociants oloronais qui les auraient apportés d’Espagne, mais ces arbres auraient été « dédaignés ». Cela a été effectif dans le premier quart du XVIIIe siècle.

     

    Il existait bien une pépinière à Pau, exactement dans les jardins royaux du château, elle datait du XVIe siècle. En 1742, on plante sur ordre de l’Intendant de Sérilly une pépinière de mûriers dans un tronçon Sud-Ouest - dans l’ancien potager des rois de Navarre - à la suite d’une mesure prise par les Etats de Béarn en 1724, mais par la suite en raison du manque d’entretien, elle se trouvait dans un triste état (dans une lettre de l’Intendant d’Etigny ce dernier mentionne qu’on y avait semé «  du petit linet, des haricots, et autres menus grains et légumes ») 35. En 1747, on distribue des mûriers pour inciter au développement de leurs cultures.

     

    Lorsque l’Intendant d’Etigny prend ses fonctions dans la province, 1 157 pieds de mûriers (mais aussi 900 noyers) ont été ainsi alloués. Il est annoté que la pépinière a rapporté 27 livres, 17 sols et 6 deniers, tandis que les dépenses s’élevaient à 510 livres et 3 sols.36

     

     Elle sera supprimée en 1774 par les Etats qui avancèrent le prétexte suivant : « celle-ci n’ayant eu aucun succès ». 37

     

     A travers l’action de l’Intendant d’Etigny pour développer sa culture en 1752 (augmentation d’un quart la superficie des plantations, ce qui permit à la soie du Béarn de surpasser celle des autres provinces et même d’Espagne, plantation privée, fondation d’ateliers pour la fabrication de la soie à Auch), son exemple est suivi et « on vit des mûriers dans toute la Province au moins sur la lisière des champs, et les pépinières furent épuisées ». Les comptes de l’année 1752 enregistrent un succès puisque la production représente dix fois plus de celle de l’année précédente. Les mûriers sont présents aux alentours de Pau, de Sauveterre-de-Béarn et d’Oloron.

     

      L’abbé Roubaud mentionne ensuite le nom de M. de Laclède que nous avons vu et que nous retrouverons plus tard, qui est propriétaire de plantations de mûriers dans la vallée d’Aspe. 38 Cette tentative d’introduction et d’incitation se retrouve dans d’autres généralités françaises, par exemple celle administrée par l’Intendant de Tours Jacques-Etienne Turgot de Sousmont (1704-1709). Ce dernier, dans son Mémoire, relate l’échec de l’essai entrepris au XVIIe siècle pour développer l’élevage des vers à soie, ceci malgré le fait que l’on ait distribué aux gens des plants de mûriers. Il écrit, en effet, que cette action suscita « peu de curiosité de la part des habitants indifférents ». Néanmoins, il tenta lui-même à nouveau de relancer l’opération en 1722. Il réussit alors à obtenir un meilleur résultat.39   

     

     L. Madel Bodel 40 dans son essai prévient que la culture réussira que si l’instigateur est un «… homme instruit & capable d’en diriger toutes les opérations… », alors «… il  est certain que dans moins de quinze ans, on y verroit la culture du Murier solidement établie, & son  produit  déja très-considérable… ». Il prévient toutefois que si le murier  provient d’un pays chaud où on en  trouve « des Forêts entieres » et  « qu’il se naturalise assez bien par tout, cependant plus on s’éloigne de son véritable climat, & plus il demande pour le multiplier, une culture qui suplée à ce que la nature lui refuse.» En effet, la feuille a un «… grand penchant à dégénérer… » notamment dans les contrées dans lesquelles il fait froid. Il fait référence surtout, dans ce cas-là, au mûrier blanc qu’il a davantage étudié en Bourgogne, durant une dizaine d’années.

     

     Bien qu’avocat au Parlement de Navarre, Jean de Laclède délaisse sa fonction par manque de motivation. Par contre, la culture du mûrier l’intéresse et, en mars 1756, il en plante 300 dans la localité de Bedous,  200 autres près d’un an plus tard, en janvier 1757 et, encore, 200 à la fin de la même année, en décembre. Quelques années plus tard, le 9 mars 1763, il prend ses fonctions de maître des Eaux et Forêts de Pau et se marie, non pas comme son père, avec une aristocrate, mais avec une fille de commerçants palois, Cécille Bourbon. Son projet de culture de mûriers ne l’a pas quitté puisque toujours à Bedous le nombre de pieds s’élève à 3 000. Il le poursuit à Pau où sa première tentative de soie, en 1764, se solde par un résultat mitigé, car cette dernière présente des imperfections. Par la suite, la pépinière royale lui donne davantage de satisfaction vu qu’elle procure plus de deux mille plants. Pour y parvenir, il emploie des ouvriers languedociens plus spécialisés dans la sériciculture, notamment des femmes. Ils jouent aussi le rôle de formateurs dans la province.

     

    Mais il ne faut point omettre qu’il était également critique vis-à-vis de l’avenir de son projet. Il était conscient que les dividendes de l’entreprise n’assuraient guère que leur entretien et que le travail était seulement assuré durant deux mois dans l’année.

     

    Mais cela n’empêche pas de poursuivre les démarches et, trop impatient devant leur lenteur,  il a le tort par ailleurs d’en adresser aussi au représentant du pouvoir royal, l’Intendant, ce qui déplaît aux Etats de Béarn, très suspicieux envers les programmes royaux, qui en prennent ombrage. Surtout que la lettre qu’il envoie au dit Intendant est une invitation à l’utilisation de l’autorité.41  Laclède voit son projet tomber à l’eau en 1768 . A cette date, il leur présente un « Mémoire sur les moyens à prendre pour multiplier les mûriers  et les soyes , faire tirer les soyes , et préparer les flurets dans la province de Béarn » 42 qui est rejeté. Les dépenses prévisionnelles selon lui sont réparties de la manière suivante : 100 000 livres seront réservées à des gratifications obtenues par des crédits d’ordre public, cette part correspondant à la majeure partie, il est prévu 2 100 livres annuels afin de rémunérer ceux qui travaillent soit 1 400 livres versés à un contrôleur, 900 livres pour des tireurs de soie et, enfin, 800 livres pour payer quatre arboristes. Un local est envisagé pour la transformation, il cite à nouveau le collège des Jésuites abandonné comme cela a été écrit. Il dresse également un bilan à long terme et envisage une dépense de 133 400 livres au bout de dix ans. Elle serait à la charge pour une moitié de l’Intendant d’Etigny qui se serait engagé et, pour la seconde partie, confiée à la province. Cette dernière récupèrerait une grande partie de son investissement préalable et n’aurait alors à débourser que 752 livres 10 sols annuellement.

     

    Il est à noter néanmoins que plusieurs personnes appartenant à l’administration royale aient eu soin de lui délivrer des lettres de recommandations. Parmi eux nous retrouvons l’Intendant des finances Daniel-Charles Trudaine, économiste éclairé, qui écrit à l’Intendant d’Etigny, quelques années auparavant, le  17 décembre 1766 exactement : « Je verrai avec plaisir ce genre d’industrie se multiplier » et quelques mois plus tard à l’intéressé même, Laclède, le 18 février 1767 une lettre l’affirmant qu’il le soutenait et l’encourageait. 42 Autre personnage important dans la province, l’évêque Marc-Antoine de Noé, président des Etats de Béarn, alla jusqu’à proposer une somme de 1 000 Livres afin de l’indemniser. 43 Sur les dix-neuf membres présents du Grand-Corps, malheureusement douze appuyèrent son projet. Les adversaires les plus  radicaux se trouvaient parmi les délégués du Tiers, prétextant que sa demande se rapprochait davantage plus d’une « gratification » que d’un « dédommagement ». Cette décision d’après le baron de Navailles se rapprochait plutôt d’une intrigue. En effet, ce membre du Grand Corps, regrettant ce refus, s’en explique à l’Intendant d’Aine dans une lettre du 15 septembre 1768, démontrant son regret.41  Un mémoire rédigé  par un personnage - resté anonyme - auprès du pouvoir royal mentionne que : «…  Tout cela est le fruit de l’intrigue, de la jalousie, des préjugés, des faux raisonnements, et du goisme… » et de rappeler que même parmi les membres du Grand Corps seuls quatre d’entre eux s’avéraient être des mûriers. Au  sujet de Laclède, il dénonce le jugement porté par les opposants en affirmant qu’au contraire il a montré par «…son arrêté du 11e may 1768 son indifférence et son aveuglement pour ses propres intérêts… ». 41

     

    Par une lettre du contrôleur général  Laverdy à l’intendant d’Aine datée du 2 juillet 1768 on apprend 41  qu’il a pris l’initiative personnelle de lui allouer une dotation de 1 200 livres au titre de dédommagement. 

     

    Plus tard, en  1772, Les Etats, par le biais des députés du Tiers, refusent à nouveau le projet de Laclède et vont même jusqu’à supprimer la pépinière de Pau - trop onéreuse selon eux vu que sa charge coûte à la province 2 000 à 2 400 livres annuellement - et à décider d’allouer l’argent, lors de la délibération du 2 juillet 1768,  «… à des pépinières plus utiles et plus conformes au sol de la province qu’à leur défaut aux ouvrages des chemins. » De plus, ils notent que les mûriers «... sont nuisibles parce que cette espèce d’arbres a une quantité de racines qui s’étendent au loin et qui appauvrissent beaucoup le terrain… ». 44  Il est vrai qu’en 1766 un constat dressé par Laclède lui-même fait remarquer que le nombre des pépinières est trop élevé et que la sériciculture est une pratique trop compliquée pour les agriculteurs béarnais. Il va jusqu’à écrire que l’échec est dû en partie «… au peu d’intelligence des cultivateurs… ».

     

    Deux ans plus tard, exactement le 4 janvier 1774, le contrôleur général donne son accord à cette décision prise lors de la délibération des dits Etats et on réunit les fonds des Ponts et Chaussées et de la pépinière. 45

     

    Il aura toutefois la satisfaction de voir planter 103 000 mûriers près de deux ans plus tard, en cause surtout le conservatisme de l’élite béarnaise, notamment des parlementaires qui ne daignèrent guère investir, mais aussi du fait de la défaillance d’une main d’œuvre qualifiée incapable de s’occuper correctement des cocons. On fit venir des ouvriers du Languedoc que l’on dut rémunérer fortement. On réussit néanmoins à réaliser une soie de bonne qualité particulièrement dans une filature paloise qui employait huit salariés, mais ce n’était pas suffisant.  Des petits exploitants agricoles tentèrent bien de leur côté d’en planter, mais sans grand succès. 

     

    Beaucoup d’entre eux rechignaient à s’investir, découragés par les frais d’achat, en effet, chaque pied coûtait 2 sols et 6 deniers. 46 Ceci malgré les sollicitations et les aides  octroyées, par exemple la baisse des prix et les distributions offertes.

     

    Christian Desplat s’inscrit en faux lorsqu’on accuse les Etats de Béarn de freiner le succès du projet et d’avancer qu’ils participèrent à hauteur de 40 000 livres dans la période qui s’échelonne de 1742 à 1773 et d’acheter 210 000 mûriers entre 1747 et 1768. Parmi les acquéreurs, on trouve des parlementaires dont le président du Parlement de Navarre lui-même. La faute de l’insuccès réside plutôt à des « carences structurelles et conjoncturelles » dont le manque de « tradition manufacturière, défaut de main d’œuvre qualifiée, difficultés postérieures à la crise des années 1770 et surtout désintérêt des principaux bailleurs de fonds de la province : les nobles ». 47  

     

    Toujours selon l’auteur, ces décideurs étaient davantage préoccupés de ne pas perturber « un équilibre de plus en plus précaire »  de « l’économie sylvo-pastorale ».

     

    D’après le même auteur, les véritables « muriomanes » sont des « ruraux modestes ». Il écrit également que « l’échec n’était pas donc technique comme ce fut le cas dans d’autres provinces ; en 1768 le produit brut des ventes de soie se montait à 21 656 livres 5 sols (en poids : 984 livres de soie). »49 Plus loin, il rajoute que « La démarche des novateurs comme Laclède tendait à briser les tendances autarciques et communautaires  de l’économie provinciale ; elle trouvait ses limites dans la méfiance des capitaux locaux, l’absence de main d’œuvre qualifiée et la difficulté à s’intégrer au marché national sinon par pure gravité. Dans un univers où dominaient les petites propriétés, mais aussi les servitudes communautaires, l’individualisme agraire, précurseur d’un véritable capitalisme agraire, avait peu de chance de triompher. »

     

    Enfin, l’abbé Rouhaud se lance dans un réquisitoire sur l’élevage du ver à soie, démontre que le climat béarnais par son irrégularité des saisons n’est pas très propice, puis, selon lui, en se référant aux mûriers, prévient : «… il ne faudroit pas que ces arbres usurpassent de bons terreins, que ces vers dévorassent les brebis, et qu’une culture très-subalterne devint une manie dominante  ».

     

    Les effets du climat seraient également responsables de l’échec de l’implantation de mûrier puisque des documents attestent que sur 210 000 arbres plantés seulement 105 000 d’entre eux survécurent. 41

     

       Cette opposition va à l’encontre de l’avis de L. Madel Bodel qui préconise sa culture. Il constate que le murier fait la richesse « de tous les Pays où il a été transporté, & ces richesses sont d’autant plus précieuses, qu’elles ne seront jamais arrosées du sang des malheureux… », il fait référence alors aux mineurs péruviens et mexicains que l’on exploite afin d’extraire l’or et l’argent et qui succombent à la tâche, conséquence de « l’avidité de ces métaux »  et qui a provoqué le dépeuplement de l’Amérique. A ces malheureux américains, il ajoute les Africains - il s’agit bien sûr des esclaves noirs touchés par le commerce atlantique  - que l’on tue dans les « Colonies du nouveau Monde », provoquant aussi le dépeuplement de continent africain.50  Il cite enfin l’exemple du Languedoc qui, avec la production de céréales, de vins, de fruits, s’enrichit davantage grâce à la soie et, de ce fait, est devenue « la plus riche Province du Royaume ».  Enfin, il déplore que le pays est obligé d’importer des soies afin d’alimenter nos manufactures et, par conséquent, dépenser des « sommes immenses ». Pour éviter ce manque à gagner, il est nécessaire de se lancer dans la culture du mûrier nécessaire aux vers à soie. Il reconnaît que les Etats, en général, ont tenté de la développer à travers les pépinières publiques, comme nous l’avons vu en Béarn. 51

     

     

     

    Références :

     

    1- Moriceau Jean-Marie, article : céréales, Dictionnaire de l’Ancien Régime, puf quadrige, 1996.

     

    2- Dralet Etienne-François, Description des Pyrénées considérées principalement sous le rapport de la Géologie,  de l’Economie politique, rurale et forestière de l’Industrie et du Commerce, Paris Arthus Bertrand 1813, tome 2.

     

    3- Mémoires de l’Intendant Lebret, Bull.SSLA de Pau, 2e série, tome 33, 1905, p. 121 et 122.

     

    4- Foursans-Bourdette, M.P., Histoire économique et financière du Béarn au XVIIIème, Bordeaux :  Bière,  1963.p. 34-35.

     

    5- Lassansaa Jean, Billère au fil des siècles, histoire d’un village béarnais de la fin du Moyen-Age à nos jours, Revue Régionaliste des Pyrénées, 56e année, n° 201-202, janvier à juin 1974, p.55.

     

    6- Abbé Roubaud, extrait du Journal, du Commerce, des Arts et des Finances par l’abbé Dubahat, Bull. SSLA de Pau, 1911, 2e série, tome 39, p. 211.

     

    7- Soulet JF, Les Pyrénées au XIXe siècle, Organisation sociale et mentalités, tome 1, Editions Eché, 1987,  p 74.

     

    8- Méthode battre et de fouler les grains à l'aire, dans les Provinces méridionales de la France,  par  M. Amoreux, fils, Correspondant, à Montpellier. Mémoire d’agriculture, d’économie rurale et domestique  publiée par la Société d’agriculture royale de Paris, p. 48.

     

    9- Menuret J.J., Mémoire sur la culture des Jachères, Mémoire d’agriculture, d’économie rurale, et domestique    publiée par la Société royale d’agriculture de Paris, p. 78.

     

    10- D’Alband Denis, Moyens d’entretenir la culture des terres après l’épizootie des bâtes à cornes,  Pau, J.P. Vignacour, 1776, Pau.

     

    11- Rozier abbé, article battage, Cours complet d’agriculture théorique, pratique, économique, et de médecine rurale et vétérinaire, Paris, 1782,  tome 2, p. 94.

     

    12- Menuret J.J., op.cit., p. 79.

     

    13- Moriceau J.M., article «  Pomme de terre » tiré du Dictionnaire de l’Ancien Régime, PUF quadrige, 1996.

     

    14- D' après Charles du Faure de Saint-Sylvestre, La Truffole en France, 1785. 

     

    15- Dr Lemay Paul, Une lettre de Voltaire à Parmentier, Revue d’histoire de la pharmacie, vol. 25, 29 août 1937,    p. 126.  

     

    16- Thouin, Broussonet, Dumont, Cadet-Levaux, Rapport sur la culture des pommes de terre faite

     

          dans la plaine des Sablons & celle de Grenelle, Mémoires d’agriculture, Société Royale d’Agriculture de Paris,  Paris, Buisson, trimestre d’hiver, 1788, p. 47.

     

    17- Parmentier Antoine,  traité sur la culture et les usages des pommes de terre, de la patate, et du topinambour,  chez  Barrois Libraire, Paris, 1789, p. 4.

     

    18- Idem., p.63.

     

    19- Idem., p. 100.  

     

    20- Idem., p. 105.

     

    21- Idem., p. 115.

     

    22- Idem., p. 162.

     

    23- Idem., p. 143.

     

    24- Menuret J.J., opus. cit., p. 81.

     

    25- M. de la Bergerie de Bleneau,  Observations  sur la Culture et l’Emploi des pommes de terre, Mémoires  d’agriculture, d’économie rurale et domestique   publiés par la Société royale d’agriculture de Paris,  janvier 1787, p. 81.

     

    26- Rozier abbé, op.cit., p. 179.

     

    27- Lassansaa Jean, op.cit., p. 54.

     

    28- A.D.P.A.  C 1337.

     

    29- Dubarat abbé : Article de l’abbé Rouhaud sur l’Agriculture, le Commerce, et l’Industrie en 1774  dans  Bull.SSLA , 2e série, tome 41, 1914-1917,  p. 215

     

    30- Caput J., L’évolution géographique d’une petite capitale pyrénéenne : Pau, Revue géographique Pyrénéenne  Sud-Ouest, XVIII-XIX, 1947-48, p. 132-152.

     

    31- Desplat Christian, Principauté du Béarn, partie 2, Edition « société nouvelle d’éditions régionales et de  diffusion », 1980, p 595. 

     

    32  A.D.P.A.  C.278.

     

    33- Poueilh Jean, Le folklore des pays d’oc, la tradition occitane, petite bibliothèque payot, 1976, p. 97.

     

          Voir aussi : Sandinis P., L’industrie familiale du lin et du chanvre, Annales de la Fédération pyrénéenne d’économie montagnarde, Toulouse, 1940-1941, p. 100 à 116.

     

    34- Encyclopédie de Diderot, exemplaire Mazarine, volume X, p. 872.

     

    35- A.D. du Gers, C 3, lettre de d’Etigny au garde des Sceaux, 8 août 1752.

     

    36- A.D.P.A.  C 1303.

     

    37- A. Nat.  H 86, Lettre de M. de Sus au contrôleur général  du 26 février 1774.

     

    38- Dubarat abbé : « Article de l’abbé Rouhaud sur l’Agriculture, le Commerce, et l’Industrie en 1774 » dans Bull.SSLA , 2e série, tome 41, 1914-1917, p. 216.

     

    39- Archives nationales : mémoires et notes littéraires, 745AP/17 dossier 5 et 745AP/21, dossiers 2-4.

     

          Voir aussi Maillard Brigitte, Les campagnes de Touraine au XVIIIe siècle, chap. 7 : les fruits de la terre, pages  

     

          171-208, Presses universitaires de Rennes.

     

    40- L. Madel Bodel, Essais sur la culture du mûrier blanc et du peuplier d’Italie, et les moyens les plus surs d’établir solidement & en peu de tems le Commerce des Soies,  Edition 1766, Imprimeur Defay, page III de la   préface .

     

    41- A.D.P.A.  C 280.

     

    42- A.D.P.A. C 1303.

     

    43- A.D.P.A. C 804.

     

    44- ADPA C 280 et ADPA C 283   et voir aussi - Laumon Raymon,  Histoire de la vallée d’Aspe, Editions  Monhelios, 2006, p. 92

     

    45- A.D.P.A. C 286.

     

    46- A.D.P.A.  C 279.

     

    47- Desplat Christian,  Économie et société rurales en Aquitaine aux XVIIe-XVIIIe siècles . In: Histoire,  économie et société, 1999, 18ᵉ année, n°1. Terre et paysans, sous la direction d’Olivier Chaline et François- Joseph Ruggiu.  2002, p .152.

     

    48- Desplat Christian, Pau et le Béarn au XVIIIe,  thèse doctorat Pau, tome 2,  chez J. et D. Editions  Biarritz, 1992, p. 84.

     

    49- Idem, tome 1, p. 93.

     

    50- L. Madel Bodel, Op.cit., p.2.

     

    51- Idem, p.6.

    Google Bookmarks

    Tags Tags : , , , , , ,